Entretien réalisé par Manon ARCHER

Pierre GUIDI

Pierre GUIDI

Pierre Guidi est un historien spécialiste de l’Ethiopie contemporaine, chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) et membre du laboratoire CEPED (Centre population et développement). Ses recherches portent sur le rôle de l’éducation dans la construction de la nation éthiopienne et il travaille également sur l’histoire de l’éducation des femmes et du militantisme féminin dans l’Éthiopie contemporaine.

Dans le cadre de ses recherches, Pierre Guidi a notamment travaillé sur une campagne d’alphabétisation des paysannes par des jeunes scolarisées pendant la dictature communiste qu’a connu le pays entre 1974 et 1991.

Nous avons rencontré Pierre Guidi, et en nous appuyant sur son étude, nous avons échangé autour de la façon dont l’éducation peut à la fois être un outil d’émancipation, notamment par la façon dont les individus s’en saisissent, mais également un instrument de modelage, de contrôle et d’organisation de la population.

« Placer l’école dans un village, c’est aussi y placer l’Etat »

Le régime militaire du « Derg » (Gouvernement militaire provisoire de l’Ethiopie socialiste) a mis en place une politique d’éradication de l’analphabétisme en Ethiopie. Les jeunes femmes des villes, scolarisées ou diplômées, étaient envoyées auprès des paysannes pour les libérer de leur « double oppression », soit leur classe sociale et à leur genre féminin. Presque la moitié de la population totale reçue son certificat d’alphabétisation durant cette période, dont 70% de femmes.

L’objectif de ces politiques était de répandre l’idéologie de l’Etat, via des organisations de femmes contrôlées par l’Etat. Celle-ci étaient considérées comme des actrices clés du changement de société que veut imposer le régime, cela toujours par leur rôle dans la famille, en tant que mères.

L’éducation a ici un but affiché d’émancipation, avec des discours très libérateurs, mais reste au service du maintien au pouvoir du régime dictatorial. De la même façon, la pédagogie de l’époque porte des messages très libérateurs de révolution, de lutte contre l’oppression, etc, tout en reflétant dans sa forme la dureté du régime (discipline importante, violences …).

Comme l’explique Pierre Guidi, : « Placer l’école dans un village, c’est aussi y placer l’Etat ». L’Education est ainsi toujours une façon de modeler les individus.

« La scolarité divise la société entre les ignorants et les sachants »

Cette expérience a par ailleurs été une rencontre entre deux monde, entre des jeunes femmes dites « lettrées » ayant reçu une éducation officielle et sachant lire, et des paysannes analphabètes.

Bien que les femmes scolarisées soient envoyées dans le but de diffuser un message d’égalité et d’émancipation des oppressions subies, celles-ci étaient tout de même considérées (implicitement) comme supérieures et plus évoluées que leurs comparses paysannes.

L’idéologie du régime était alors la suivante : l’Éthiopie doit être « recouverte par la force du savoir, parce que l’illettré ne peut pas vivre [décemment], parce qu’avec l’analphabétisme, la chute arrive forcément et le pain disparaît ».

Pierre Guidi explique ainsi que savoir lire et écrire rendrait « ouvert au changement et à la recherche de solutions nouvelles, tandis que l’analphabétisme relèv[erait] du conservatisme et soumet[trait] au fatalisme. » La volonté d’alphabétiser répondrait même au besoin d’aider à « distinguer le bien du mal ».

Or, lorsque les jeunes femmes scolarisées ont essayé de sensibiliser les femmes paysannes au concept de leur double oppression (en tant que femmes, et paysannes) en mettant en avant leur capabilités (elles peuvent travailler comme les hommes) les femmes paysannes s’en sont révélées en réalité tout à fait conscientes !

Elles se savaient aussi capables que des hommes, et étaient déjà dotées d’un regard critique, d’une distance que le discours officiel ne reconnaissait pas. Ainsi, l’éducation porte aussi en elle bien souvent un regard condescendant, porté par le principe que seul ceux qui enseignent détiennent un savoir. Comme l’explique Pierre Guidi,« la scolarité divise la société, entre les ignorants et les sachants », instaurant et légitimant ainsi une hiérarchie entre les personnes reposant sur le savoir, et discriminant les savoirs sous couvert d’une légitimité académique.

« Dès lors, il s’agit moins de savoir ce que la révolution a fait aux femmes que ce qu’elles-mêmes ont fait de la révolution »

Pour autant, cette campagne n’a pas laissé que de mauvais souvenirs aux femmes qui l’ont vécue. Malgré l’importance de la propagande, les jeunes ont su se saisir de cette politique afin d’initier des discussions autour de la justice sociale. Les paysannes interrogées aujourd’hui s’en souviennent souvent encore, bien des années après.

Dans un contexte où l’écrit prend une place de plus en plus importante au sein de l’Etat éthiopien, et où l’emprise de ce dernier est grandissante, l’analphabétisme devient un critère de plus en plus discriminant. La maîtrise de l’écrit est alors indispensable pour ne pas tomber dans la marginalité, et se défendre face au pouvoir existant. Cet apprentissage a donc été plutôt libérateur, car il a permis d’atténuer la relation de domination avec l’état administratif.

Cette expérience a aussi été celle d’une rencontre entre femmes pour échanger autour de leurs conditions respectives, dans une « atmosphère favorable aux témoignages et à la critique commune des rapports sociaux de sexe. », au regard de la non-mixité de ces sessions, mais aussi de la nature des discours que véhiculaient les personnes venues alphabétiser. Les leçons mises en place portaient sur leurs quotidiens, leurs vies, et ont fait échos aux phénomènes dont elles étaient déjà conscientes.

Cela a aussi été l’occasion pour ces dernières de découvrir la réalité du pays et des conditions de vie des paysan·ne·s, en sortant de la vision stéréotypée qu’elles pouvaient en avoir.

 

Et toi ? As-tu ressenti que l’éducation que tu as reçue cherchait à te conformer à un certain modèle ? T’a-t-elle au contraire permis de t’émanciper, de t’ouvrir au monde ?

Les citations sont toutes extraites de l’entretien avec Pierre Guidi et de son article « Éduquer nos sœurs opprimées » : urbaines diplômées et paysannes dans la révolution éthiopienne (1974-1991 »

Pour aller plus loin :

    • Guidi, P. (2019). « Éduquer nos sœurs opprimées » : urbaines diplômées et paysannes dans la révolution éthiopienne (1974-1991). Critique internationale, 85, 165-184.
    • Paulo Freire (1970), La pédagogie des opprimés.
    • Décoloniser l’esprit, Ngũgĩ wa Thiong’o, publié en 1986.

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