Fiche de lecture

Julien TALPIN

Julien TALPIN

Julien Talpin est chargé de recherche en sciences politiques au CNRS, membre du CERAPS et directeur de rédaction de la revue Participations, Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté. Il est l’auteur de Community Organizing, De l’émeute à l’alliance des classes populaires aux Etats-Unis, publié en 2016 et édité par Raisons d’agir, maison d’édition qui s’inscrit dans le renouveau de l’édition militante. Dans son ouvrage, il définit le Community Organizing (CO) comme étant « une tentative de représentation des classes populaires états-uniennes, qui cherche à faire passer celles-ci de la violence à l’action collective ».

Le Community Organizing est née dans les années 1930 aux Etats Unis (Chicago) sous l’impulsion de Saul Alinsky, sociologue et militant. Bien que ce concept connaisse un engouement en France, notamment chez les travailleur·euse·s sociaux, les professionnel·le·s de la politique de la ville et chez certain·e·s militant·e·s, peu de travaux analysant ce type de militantisme sont disponibles en français (M-H. Bacqué ; M. Mechmache, 2013). Julien Talpin a contribué à l’importation du Community Organizing dans le milieu académique français en le définissant comme un processus, « permettant aux gens de se mobiliser par eux-mêmes pour obtenir des gains substantiels et bénéficiant aux groupes défavorisés » (Talpin, 2013). La particularité du CO tient en son déploiement à l’échelle locale et en l’agencement des organisations communautaires qui forment son socle, composées de Leaders et d’Organizers. Les premiers sont des militant·e·s actif·ive·s, et les seconds des salarié·e·s en charge du recrutement des membres et des leaders, de leur mobilisation, et de l’animation des campagnes.

           A Los Angeles, un réseau fort d’activistes et d’organisations se structure tout au long du XXe siècle, mais les émeutes sanglantes de 1992 constituent un tournant pour le CO ; des financements publics et privés affluent pour la reconstruction du ghetto South Central et afin de lutter contre la pauvreté. Une partie de cet argent est capté par les organisations, ce qui contribue à leur développement.

      Julien Talpin réalise entre l’été 2012 et l’été 2013 ce qu’il nomme une “plongée ethnographique dans le mode du Community Organizing”. Il s’agit d’une observation participante auprès de trois organisations communautaires qui représentent trois types différents de militantisme : l’Organizing individuel, l’Organizing collectif et l’Organizing radical (L. A. Voice, Community Coalition (CoCo), et Bus Riders Union (BRU)).

           Les organisations étudiées par Talpin se caractérisent par une capacité de mobilisation massive des classes populaires, et particulièrement de celles issues de minorités ethniques, qui représentent les membres majoritaires des organisations collectives à Los Angeles.

Pourtant, cette mobilisation n’est pas spontanée et tient d’un fort travail de sollicitation des habitant·e·s par les organisations, que l’auteur analyse et décrit comme “hautement rationalisée ». Par exemple, l’Organizing collectif ou “Faith based” tel que celui de L.A Voice, se base sur les réseaux denses des églises et en employant un vocabulaire interreligieux, il parvient à toucher de nombreux membres. De leur côté, CoCo et BRU doivent davantage s’appuyer sur leurs Organizers pour cibler les personnes « non-organisées ». Coco investit des techniques intensives de phoning, porte à porte, house meetings, et réunions publiques, inspirées par César Chavez et les United Farm Workers. BRU recrute ses membres en initiant des conversations directes dans le bus.

          Malgré l’existence de clivages raciaux et sociaux (les organisations vont plus toucher les classes ouvrières intégrées) dans toutes les formes d’Organizing, il existe un fort enjeu de représentation symbolique des quartiers populaires unis pour dépasser les frictions. Le terme “communauté” est alors utilisé pour créer une bannière commune, qu’elle renvoie à des dimensions sociales ou spatiales.

        Toutefois, si Julien Talpin souligne l’efficacité du Community Organizing à “mobiliser ceux que tout prédisposait à l’apathie”, il nous semble important de notifier l’absence de dimension de genre ou d’orientation sexuelle dans ses analyses. Ainsi, l’auteur mobilise la classe sociale et la race comme facteurs minorisant, sans jamais y superposer les dominations de genre. Cette intersectionnalité, “incomplète”, nous interroge quant à la capacité du Community Organizing à s’émanciper des violences sexistes et sexuelles.

        Pour créer les conditions d’une prise de parole autonome des classes populaires, le pragmatisme du CO pose d’emblée la question de la formation des participant·e·s. Ainsi, les stratégies discursives de chaque organisation font l’objet de formations et de cours d’éducation populaire. L’auteur considère deux types de formation : les cours à SCEYA, branche jeunesse de Coco, et la formation régionale de L.A. Voice auprès de sa confédération nationale (Pico). Ces formations vont structurer différemment les relations entre organisateur·trice·s, leaders, et membres. A SCEYA, la formation est fortement descendante et laisse peu de place à la différence d’opinion ou de référentiel. L’encadrement rigoureux des Organizers s’y apparente à de l’endoctrinement. Si à L.A. Voice, une certaine mise en scène de la démocratie interne suggère davantage d’horizontalité, l’organisation est fortement hiérarchisée entre organisateur·trice·s, leaders et membres, et les décisions effectives sont prises dans le cercle limité d’Organizers et des leaders les plus engagé.es. Dans les deux cas, le rôle prépondérant et parfois dominant des Organizers salarié.es interroge sur la professionnalisation de l’activisme et pose la question d’une potentielle dépossession des classes populaires de leurs luttes.

Dans son ouvrage, Julien Talpin montre comment les organisations communautaires sont de véritables agents de politisation des classes populaires à South Central. Par la participation répétée aux réunions et formations, les membres recrutés acquièrent des savoirs et savoir-faire qui peuvent non seulement leur donner plus de poids au sein des organisations, mais aussi influencer fortement leurs trajectoires individuelles. Le Community Organizing participe à l’émancipation des classes populaires en encourageant la mobilité sociale, professionnelle et résidentielle, sans vider les quartiers de ses forces vives.

     Les organisations du CO sont pour la plupart financées par des fondations philanthropiques. Cependant, pour limiter la dépendance aux fondations privées, les organisations adoptent des stratégies de diversification des financements et/ou d’autofinancement.

           Julien Talpin montre que le Community Organizing entretient un rapport ambivalent au monde politique, entre alliance et défiance. Par exemple, certaines organisations communautaires s’allient à d’autres mouvements et élus pour constituer un contre-pouvoir. C’est le cas au moment de la campagne pour la Proposition 30 (Campagne menée en 2012 soutenant une augmentation des impôts pour pallier une coupure du budget alloués aux écoles de l’état), durant laquelle une coalition est formée par le mouvement progressiste californien comprenant des organisations communautaires ainsi que des églises.

          Néanmoins, il arrive que certaines organisations adoptent une stratégie alinskienne pour se constituer en contre-pouvoir politique. Celle-ci consiste à ne pas faire de « « confusion des genres », de manière à ne pas entamer l’autonomie politique. Signe de leur défiance, les organisations communautaires peuvent organiser des accountability sessions, au moment des élections, par exemple, de manière à influencer et entendre les engagements pris par les candidats.

         Certaines organisations communautaires optent pour des stratégies radicales, issues des principes alinskiens, pour s’autonomiser. Nous notons cependant que l’importance accordée par l’auteur à la mobilisation des organisations communautaires pour se constituer en alliées ou contre-pouvoir tend à invisibiliser les habitant·e·s et les formes de mobilisations spécifiques qu’il·elle·s adoptent. Ceci serait d’autant plus pertinent qu’il prend pour point de départ les mobilisations qui ont lieu en 1992.

Bibliographie :

    • Marie-Hélène Bacqué, Mohamed Mechmache. Février 2013. Rapport au Ministre Délégué chargé de la ville : Pour une réforme radicale de la politique de la ville.               Ministère de la ville. Rapport-participation-habitantsx (vie-publique.fr)

    • Talpin, Julien. 2013. « Mobiliser les quartiers populaires, Vertus et ambiguïtés du community organizing vu de France ». La vie des idées (en ligne) Dossier : Le pouvoir aux habitants ?                                                                    20131126_talpin (laviedesidees.fr)

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