Yazid SAYOUD

insertion

      Communément, l’éducation populaire est présentée comme un courant de pensée qui cherche à promouvoir une éducation en dehors des systèmes traditionnels d’apprentissage. Selon Paulo Freire, père fondateur de l’éducation populaire, elle doit pouvoir permettre aux classes dominées d’acquérir des savoirs critiques et émancipateurs pour transformer leurs conditions de vie, lutter contre les inégalités et accompagner la transformation sociale de la société.

        Au CEPEP, notre lecture de Paulo Freire prend en compte nombre de ses écrits et de sa pensée, et ne s’arrête pas à son œuvre phare « Pédagogie des opprimés » (Freire, 1970). Selon nous, l’originalité de son travail ne résidait pas uniquement dans l’efficacité de sa méthode d’alphabétisation, mais aussi et surtout, dans l’originalité de son contenu qui vise à développer la conscience de l’individu1. Pour Paulo Freire, la conscientisation désignait un processus éducatif très spécifique qui assure le passage de la « conscience naïve» à la «conscience critique»2.

  Considérant que les pratiques de l’éducation populaire sont difficilement exportables et doivent être sans cesse réinventer, qui plus est dans un contexte économique et sociale évolutif, le CEPEP s’est investi dans la conception et l’adoption d’une nouvelle « approche andragogique » dans son accompagnement des publics vulnérables : le récit de soi.

Quand on peut, on veut et pas l’inverse !

        Le CEPEP propose de se détourner de l’offre « classique » d’accompagnement vers l’emploi et/ou de la formation, et de la posture traditionnelle « d’aide » des encadrant-es qui peuvent encore parfois (souvent ?) persister. Quand les financements publics dont dépendent les organisations concourantes au service public de l’emploi, exigent d’assurer le lien entre les besoins des entreprises et les candidat-e-s, ainsi que l’impératif de « sorties dites positives, il est alors difficile « de vouloir et de désirer » pour une personne éloignée de l’emploi.

        Au CEPEP, nous pensons que l’insertion socio-professionnelle durable n’est possible qu’au travers de certains préalables. Nous en avons identifié certains pour construire nos parcours :

  • Conscientiser son environnement social, son parcours de vie personnelle, familiale et scolaire ;

  • Identifier et « mettre au travail » ses vulnérabilités qui s’attachent au professionnel ;

  • Evoquer et convertir ses envies et désirs, et plus encore ses capabilités.

          En se basant sur de nombreux travaux scientifiques rendus publics, nous avons compris qu’une des sources de souffrance importantes de la condition humaine, c’est le sentiment d’impuissance. Pouvant détruire notre rapport à l’action (et notre confiance en soi), il peut faire ressortir le sentiment que, quoi que nous puissions faire, ça n’ira pas dans le sens de ce qui est important pour soi. Et cela entraîne une difficulté à se projeter, faute de pouvoir s’appuyer sur des succès. En le travaillant collectivement et individuellement, (se) raconter aide à mettre de la conscience sur ce qui est vécu et ressenti pour se libérer d’un passé personnel et professionnel qui parfois n’a pas été digéré. C’est aussi inscrire les histoires singulières dans une perspective collective et historique et de percevoir à la fois le poids des déterminants sociaux et la force des ressorts personnels et collectifs. La prise de conscience de déterminismes familiaux et sociaux sur les trajectoires individuelles, loin d’écraser le sujet, peut le libérer et ouvrir au changement.  

       Selon Amartya Sen3, auteur de la théorie des capabilités, les inégalités entre les individus ne s’apprécient pas uniquement au regard de leurs seules dotations en ressources mais de leurs capacités à les convertir en libertés réelles. Il défend l’idée que les pouvoirs publics devraient se préoccuper de la « capabilité » concrète des citoyens. Il cherche ainsi à ce que soit assurée non plus simplement l’égalité des moyens, mais l’égalité des possibilités effectives d’accomplir des actes. Pour illustrer ses propos, il ne juge pas satisfaisant l’assurance du droit de vote (potentiel). Il s’intéresse à la capacité effective des citoyens de voter, et pour cela ils doivent d’abord avoir accès à l’éducation ou pouvoir se déplacer jusqu’au bureau de vote.

     En partant de ces prémisses, il nous a semblé nécessaire d’accompagner les publics à mieux identifier et comprendre leurs possibilités réelles d’être ce qu’elles aimeraient être et de faire ce qu’elles aimeraient faire ; tout en prenant conscience de leur parcours de vie et réussir à le raconter.

L’importance du récit de soi

        Dans notre société, il est nécessairement demandé aux individus de raconter leur histoire que ce soit pour accéder à une formation, un emploi ou bien juste socialiser. Le CEPEP propose alors d’élargir la définition traditionnelle des trois types de savoirs attendus (savoir, savoir-faire et savoir-être). A ce triptyque, nous souhaitons intégrer le faire-savoir. La dimension d’exposition de soi par le récit est omniprésente. Or, savoir se raconter exige de comprendre le point de départ et le sens des trajectoires socio-familiales en lien avec l’orientation scolaire, professionnelle, etc… Pour cela, nous pensons qu’il est indispensable de prendre le temps de s’arrêter. Les parcours du CEPEP autour du récit de soi agit alors comme un sas de création de sens. S’arrêter pour créer du sens, un sens rétrospectif, puisque celui-ci n’intervient qu’a posteriori. En posant la question du « pourquoi moi ? Pourquoi ici et maintenant ? » et en y apportant toutes formes de réponses, le récit de soi constitue un véritable levier d’engagement dans un parcours de formation et d’insertion professionnelle. La démarche du récit de soi invite la personne à faire une narration de sa vie, à construire du sens. Elle l’invite à revisiter le passé, à se situer dans le présent pour construire l’avenir.

         Nos parcours constituent un formidable « prétexte » pour travailler l’écrit, l’aisance orale, pour s’apprendre, se comprendre, porter un regard positif sur soi et savoir valoriser son parcours en le légitimant. En ce sens, ils permettent aux personnes, avec l’aide des facilitateur-rices, de repérer les mots-clés de leur histoire comme autant de mots-réflexes que les participants pourront par la suite mobiliser lors d’entretiens d’embauche par exemple.  Les méthodologies du récit de soi sont nombreuses et en cela s’adaptent au mieux au public auquel elles s’adressent. L’équipe de facilitateurs-trices se veut respectueuse de l’intime et des parcours individuels qui peuvent parfois s’avérer douloureux.  Notre équipe cherche à mobiliser les techniques les plus adaptées ; l’oralité, l’écrit, la photographie, le son et l’image ou encore le dessin sont tout autant de moyens qui permettent d’atteindre un même objectif : valoriser les trajectoires et les parcours individuels des apprenants, gagner en confiance en soi, apprendre à se dire, découvrir sa singularité

1 Gadotti, 1989, p. 32 ; 2001a, p. 82

2 Conscientisation, Recherche de Paulo Freire. Paulo Freire ; Francisco C. Weffort ; Thomas R. Sanders ; Alberto Silva. Édition : Document de travail INODEP, Colmar, éditions d’Alsace (France), 1971.

3 Né en 1933, Amartya Sen est un économiste et philosophe indien. Spécialiste des problématiques de la pauvreté et du développement, il a reçu le prix Nobel d’Economie 1998 pour « sa contribution à l’économie du bien-être ». Il enseigne actuellement à Harvard.

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